Dans le ciel de Corée

DUEL A MORT A MILLE A L’HEURE

Par Pierre Clostermann (Point de Vue Images du Monde, 1951)

Pierre Clostermann, auteur du « Grand Cirque », le plus grand succès de librairie de l’après-guerre, premier chasseur français avec ses trente-trois victoires, était plus qualifié que quiconque pour commenter ces images tragiques, filmées en plein ciel de Corée. Ce sont celles d’un duel à mort entre un F86 américain et un MIG-15 qui sera ici la victime.

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(1) Le Mig-15

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(2) Le F-86 Sabre (Profil : Gaëtan Marie)

L’interprétation d’un film de ciné-mitrailleuse

Les caméras automatiques qui enregistrent ces bandes témoins sont installées dans le nez ou dans l’aile de l’avion de chasse. Nous avions les mêmes montées sur les « Spitfire » ou les « Tempest » pendant la seconde guerre mondiale. Ces appareils de prise de vue sont soigneusement alignés à l’aide de vis micrométriques, de façon à ce que chaque image corresponde à un espace du ciel déterminé, relatif aux lignes de tir et de visée.

Le point de visée – point d’impact des projectiles pour un tir sans correction à 300 yards de portée – correspond aussi à la mouche du collimateur-viseur. Ce point s’inscrit au centre, à un demi-rayon de collimateur du haut de l’image. L’écran spécial sur lequel ces films sont projetés porte ces points de repère précis.

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(3) Extrait du film de notre F-86 Sabre

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Quand l’ombre et l’image coïncident la mort n’est pas loin

Comme les spécialistes connaissent le cône de dispersion des armes à une distance donnée, et que la portée est déterminée par les dimensions de l’objectif en relation au diamètre du collimateur, il n’y a plus qu’à apprécier l’angle de tir et la vitesse. L’angle est retrouvé en interposant une maquette rigoureusement exacte du type d’avion attaqué, entre le projecteur et l’écran, de façon à obtenir une ombre sur ce dernier. La maquette est montée sur une rotule universelle et se déplace sur un rapporteur. Quand l’ombre et l’image coïncident, on a l’angle exact.

Le seul élément subjectif – donc variable et discutable, surtout quand il s’agit de l’opinion d’un pilote revenant d’un combat – est la vitesse de l’avion ennemi. Le rapport du chasseur doit donc être aussi précis que possible sur ce point. En cas de discussion, les examinateurs reconstituent les péripéties du combat, en se basant sur les données techniques connues de l’adversaire. Dans le cas qui nous intéresse, par exemple, le MIG-15 pique légèrement, mais il vire en dérapant, ce qui annule l’excès de vitesse du piqué. Il est probablement à sa vitesse maximum de pallier, soit environ 1.000 kilomètres à l’heure – ce qui est confirmé (c’est le contrôle à rebours) par les impacts et la correction choisie par le pilote.

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En 1936 un expert disait : « Les combats aériens entre avions de chasse ? Impossible ! »

En 1936, un grand expert français des questions aéronautiques (je n’aurais pas la cruauté de le nommer) écrivait un article intitulé « Le multiplace de combat, roi du ciel ». A grand renfort d’arguments mathématiques indiscutables, il prouvait que les « énormes » vitesses relatives avaient rendu impossibles les combats aériens entre avions de chasse. A cette époque, en effet, le Dewoitine 500, moteur-canon Hispano et une vitesse de 390 kilomètres à l’heure, venait de sortir des usines de Toulouse…

En 1946, ce même auteur, après cinq ans de guerre et des centaines de milliers de combats entre chasseurs de 700 à 800 kilomètres à l’heure – soit 1.600 kilomètres à l’heure de vitesse relative feu à feu – nous démontrait que l’avènement de l’avion à réaction et des vitesses soniques avaient tué le duel aérien.

En effet, il paraissait difficilement croyable de pouvoir confier et faire manœuvrer à des pilotes normaux des avions volant à 1.000 kilomètres à l’heure, équilibrés sur une pointe d’épingle, subissant le choc d’effroyables phénomènes aérodynamiques. De plus, même s’il était possible de construire des longerons, voire des avions entiers en acier inoxydable, il était difficile d’imposer de tels efforts au corps humain…

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Les règles du duel aérien n’ont pas changé depuis 1914

Après quelques rencontres, il a fallu convenir, une fois pour toutes, que les règles fondamentales du duel aérien n’avaient pas changé depuis la guerre de 1914-1918…

Evidemment, la science a tout mis en œuvre pour faciliter la tâche du pilote. Les pilotes de chasse sont aujourd’hui bardés de corsets pneumatiques anti-G pour éviter à leurs organes d’êtres drainés de sang par la mortelle force centrifuge. Les moteurs de servo-commandes viennent au secours de leurs muscles pour manœuvrer les ailerons pris dans l’étau de l’air solidifié par la vitesse. Les yeux du radar percent pour eux la nuit et le brouillard. Les collimateurs gyroscopiques corrigent leur tir…

Mais, malgré tous ces progrès, il s’agit toujours de manœuvrer à l’arrière de l’adversaire, avec des armes fixes tirant vers l’avant, dans une version plus ou moins évoluée du classique combat tournoyant. Les avions virent dans un rayon de 2.000 mètres au lieu de 600 mètres en 1943 et de 80 mètres en 1917… C’est la seule différence.

Allez donc empêcher des pilotes de chasse, quel que soit leur avion, de se battre entre eux – même s’il faut franchir plusieurs fois de suite, aller et retour, le mur du son !

Voici le Mig-15

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(4) Interprétation des renseignements sur un Mig-15 (dessin de Pierre Clostermann, 1951)

Le Mig-15 a très désagréablement surpris les observateurs allié en Corée.

De meme que nous avons vite compris que les Messerschmitt 109 ne se cassaient pas en l’air tout seuls quand nous les avons rencontrés, de même les pilotes de Shooting Star se sont trouvés en face d’avions soi disant périmés qui étaient plus rapides et plus maniables que les leurs.

Armé d’un canon de 37 mm généreusement pourvu de munitions, le Mig-15 tourne fort bien l’acrobatie – le film russe capturé à Séoul en fait foi – décolle sans fusée auxiliaire de terrains relativement petits, et peut être mis entre les mains de pilotes moyennement exercés comme les aviateurs chinois.

Techniquement, c’est un avion aussi avancé que le North American Sabre F-86 et n’est d’ailleurs – c’est là un point inquiétant, pas le dernier cri de l’industrie aéronautique soviétique. Il existe des milliers de Mig-15, en service déjà depuis deux ans, et maintenant arrivent les nouveaux La-17 et d’autres types encore inconnus de performances encore supérieures.

Les techniciens russes ont parfaitement résolu le problème de la rigidité des ailes à grand allongement et de la flèche à 45° du Mig-15, comme les films de combat le démontrent. En effet, l’on y voit les pilotes chinois manœuvrer très sèchement leurs avions à haute vitesse sans larguer leurs ailerons.

D’après les photos, le Mig possède un siège éjectable et son armement est beaucoup plus rationnel que les 13 mm périmés des avions américains. Il semble doté de tous les perfectionnements les plus modernes et infirme toutes ces déclarations et tous ces articles sur les déficiences de l’industrie soviétique, « incapable de construire un avion métallique à réaction ».

Que ces premiers combats contre les Mig-15 soient une bonne leçon pour les éternels optimistes et aussi le signal d’alarme pour ceux qui s’endorment si facilement sur les « supériorités militaires du monde occidental ».


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(5) Combat de notre F-86 Sabre américain contre un Mig-15 (extrait du film de ciné-mitrailleuse)

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(6) Interprétations du film – dessin de Pierre Clostermann

L’histoire d’une victoire

Le document ci-joint a été transmis par radio. Il n’est pas très clair, d’autant plus qu’il s’agit au départ de « stills » tirés d’un film de ciné-gun de 35 millimètres.

Il est facile de déduire la vitesse d’un avion d’après les corrections de tir du pilote – un cercle et demi de collimateur à 5° correspond à environ 950 kilomètres à l’heure. Le Mig dérape nettement vers l’extérieur, car le pilote cherche sans doute à augmenter la pente pour profiter de sa vitesse supérieure.

La portée est de 400 mètres environ. Le Mig glisse sous l’horizon tandis que son dérapage augmente. Le pilote américain laisse faire, concentré sans doute sur son tir. La surface claire sur la partie supérieure gauche de l’écran est un lac – sans doute un des réservoirs des centrales électriques de Shushin.

Il y a un impact sur l’aile gauche – pas grave en principe (4).

Il y en a un autre à la racine de l’aile gauche, très certainement causé par une balle incendiaire (alors que le premier était un impact de projectile perforant) (6) car l’on retrouve au point d’impact sur la photo 7 un début d’incendie – probablement de fluides hydrauliques car c’est le point d’escamotage du train principal d’atterrissage.

La photo 8 nous montre soit une explosion, suite à l’impact 6, soit plus probablement plusieurs projectiles touchant simultanément la turbine qui se désintègre, déséquilibrée. Les six mitrailleuses du F-86 tirant environ 60 projectiles à la seconde, cette hypothèse est raisonnable. Cependant, si le pilote du F-86 a cessé le feu à la photo 8, je pense qu’il est difficile de lui accorder, selon les normes de la Royal Air Force, autre chose qu’une victoire probable.


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(7) Pierre Clostermann photographié à son domicile de Saint-Thierry pour Paris Match en juin 1951.
Devant lui, la maquette du Mig-15 réalisée par Luc Oget dans les ateliers de Max Holste.