Pierre Clostermann pose avec les pilotes argentins devant leurs Mirage

Le Grand Cirque des Malouines (Partie 1)

Article Paris Match du 10 décembre 1982

En ce moment, on ne parle plus, dans le monde, de la guerre des Malouines. On préfère l’oublier. Sauf en Angleterre et en Argentine. De chaque côté, les bilans des pertes subies ou infligées ont été publiés, souvent contradictoires. La Force aérienne argentine, voulant prouver sa bonne foi, a invité Pierre Clostermann, auteur du « Grand Cirque » et pilote de la R.A.F. de 1940 à 1945, à visiter ses bases, à interroger ses pilotes et à consulter librement tous les dossiers sur les combats dans le ciel des îles Falkland. L’ancien héros de la bataille d’Angleterre s’est inspiré de ses notes pour écrire l’article que nous publions aujourd’hui. Il révèle l’incontestable courage des pilotes argentins. Il pose aussi une question dramatique : les navires de guerre de surface sont-ils condamnés ?



La première attaque argentine rassemblait trente-cinq avions qui étaient bien au-dessus du poids autorisé.

Six Mirage glissent entre ciel et mer, fugitifs frappés de la cocarde bleue et blanche de l’Armée de l’Air argentine…

A 900 km à l’heure, ils passent d’une crête à l’autre de la longue houle que poussent les vents glacés de l’Antarctique.

Il est onze heure, mais pourtant seule la lumière crépusculaire filtre au travers des nuages bas chargés de neige. A cette latitude et à cette époque, le soleil se lève un peu avant dix heures et se couche vers seize heures, n’accordant qu’une courte journée, trop souvent voilée de brume par la rencontre de l’air polaire et des courants atlantiques. Huit mille tours à la turbine Atar, 480 nœuds de vitesse indiquée. Coincés entre le plafond bas et les embruns, fouettés par le vents d’ouest, les Mirages filent vers les îles Malouines qui sont quelque part devant, noyées dans la grisaille.


Fig. 1 : Mirage III-E de la Fuerza Aerea Argentina (© Clave)

Ils ont décollé vingt-cinq minutes auparavant de la petite – trop petite – piste de Rio Grande perdue dans le paysage lunaire de la Terre de Feu. Sur le poste de navigation du chef de patrouille sont indiquées les coordonnées : latitude 51°4 sud, longitude 57°50 ouest. Là est l’île de Soledad, l’île de la Solitude, celle des deux grandes Malouines où se trouve Puerto Argentino, Port Stanley comme l’appellent les Anglais.

Fig. 2 : Le porte-avions HMS Invincible cinglant vers les Malouines (1982)

La troisième marine de guerre du monde les y attend, avec 71 navires, des dizaines de frégates et de corvettes anti-aériennes AMS des types 42, 26, 21 et 12, les plus modernes, les porte-avions Hermes et Invincible, les Harrier à décollage vertical, fierté de la technique britannique, radars, missiles sol-air Sea Dart, Sea Cat, Sea Wolf, canons à tir rapide…

C’est en ce matin du 1er mai qu’avaient commencé la guerre des Malouines car la Royal Navy, qui avait cinglé du Royaume Uni le 5 avril, arrivait en vue des îles.

Quelques heures auparavant, un quadriréacteur Vulcan du commandement de bombardement stratégique de la Royal Air Force avait bombardé le petit aérodrome de Puerto Argentino : 21 bombes de 1 000 livres, une seule au but en bordure de la piste, remise en état trente minutes plus tard. Incroyable odyssée que celle de ce Vulcan, inutile sur le plan militaire, mais tour de force technique.

Au lever du jour, longeant la côte, quatre navires anglais, un croiseur de la classe County, une frégate de type 42, deux de type 26 Leander en ligne de file, à la Nelson, étaient apparues à la pointe Caballo au nord-est de l’île Soledad et avaient ouvert le feu sur les installations argentines du cap Hooker.

Au large, deux porte-avions, défendus par un écran d’une douzaine de corvettes, radars et frégates de défense anti-aérienne, déployaient une couverture aérienne de douze Harrier.


Fig. 3 : Harrier de la Taskforce (© Clave)

A Puerto Argentino, le Commodore Hector Luis Destri, de son P.C., contrôlait l’espace aérien des Malouines. Le radar Westinghouse AN-13 F dont il disposait balayait, dans un rayon de 150 miles, l’espace aérien autour des îles, avec très peu d’angles morts dus aux pointes de relief. Ce radar, malgré tous les efforts anglais, continuera à fonctionner jusqu’au 14 juin au matin, deux heures avant la redisposition des force argentines.


Au ras d’une mer arctique déchaînée

Fig. 4 : Piste de la base Condor, Quartier Général Air argentin (photographiée après le bombardement britannique)

Destri prévint Condor – nom de code du Quartier Général Air sous les ordres du général Crespo. C’est lui qui déclencha la première mission de la Force aérienne argentine (F.A.A.) Cette dernière possédait en ce jour J du 1er mai 1982, seulement 84 avions de combat sur les pistes du Sud, en Terre de Feu et Patagonie : San Julian, Rio Gallego et Rio Grande, à 100 km à peine du Cap Horn. La base de Comodoro Rivadavia s’était révélée hors de portée des Malouines pour les Douglas Skyhawk A-4 et les Mirages qui formaient le gros – plus de 90% – des moyens argentins.

A huit heures trente, juste avant le lever du jour, tous les appareils disponibles étaient lancés à l’assaut de la flotte britannique, soit trois sections de 4 appareils A4-B chacune, quatre sections d’A4-C, trois sections de Mirage V, deux sections de 4 Mirage III-E et une autre de deux, six bombardiers bi-réacteurs Canberra type 62, soit 56 appareils (tous les chiffres donnés par la presse anglo-saxonne de 200, 250 et même de 300 avions relevant évidemment de la plus haute fantaisie)


Fig. 5 : Canberra de la FAA (© Clave)

Les conditions atmosphériques étaient effroyables entre le continent et les îles – plusieurs couches de nuages avec cumulo-nimbus jusqu’à 30 000 pieds, moins de 300 pieds de plafond au-dessus de la mer, vents de 70 km/heure, grains réduisant la visibilité horizontale et verticale à pratiquement zéro, pluie et neige fondue… Trente cinq appareils réussirent quand même à passer.

Les six Mirage sont 20% au-dessus du poids autorisé par les manuels, avec 3 bidons de 1 300 litres car ils ont 350 miles nautiques à parcourir pour arriver jusqu’aux îles. Ils doivent pouvoir s’y battre, franchir à nouveau les 350 miles nautiques et retrouver une piste de Patagonie souvent noyée dans le brouillard, au ras d’une mer arctique déchaînée dont l’eau est à 4° de température.

Fig. 6 : Attaque de A4 en vol rasant (photo prise depuis un bâtiment britannique)

Quatre des Mirage portent en sus deux bombes de 500 livres et les deux autres sont en configuration air-air avec deux Magic – ce sera d’ailleurs la seule et unique fois de toute la campagne. Tous sont armés de leurs deux canons de 300 mm.

Les Mirage entendent les conversations radio et les avertissements du radar argentin. Les Harrier sont en l’air, quatre au nord, quatre au sud. D’autres décollent de l’Hermès et ils couvrent le détroit de San Carlos d’où il est plus facile d’apercevoir des avions volant bas au-dessus d’une surface unie comme la mer.

Les reliefs sont accrochés par des traînes de stratus mais la visibilité s’est améliorée.

Abordées par l’ouest, les Malouines apparaissent soudain entre deux grains et pour le chef de patrouille argentin il faut vite se repérer par rapport à cette côte indistincte de 150 km de long. Eviter les centaines de petits îlots plantés dans la mer comme des dents, dont quelques-uns, comme la petite île de Selvages, hissent dans le plafond bas des pointes de rocher de 200 mètres de hauteur… A trois cents mètres seconde, avec une visibilité horizontale d’un mile au plus, c’est difficile.


Le point de visée danse avec les accélérations

Fig. 7 : Attaque de l’aviation argentine près de San Carlos

Toujours en rase-mottes, le chef de patrouille enfile la baie de Saint-François-de-Paul, laisse sur sa gauche les 700 mètres du Pic de l’Indépendance, traverse, un peu anxieux, le détroit de San Carlos car le ciel commence à se dégager, puis longe la dorsale montagneuse de Rivadavia et débouche sur la baie de Fitzroy où les Anglais doivent en principe se trouver…

Collimateur et centrale de tir branchés sur la fonction « bombe », les réticules en croix, l’échelle des distances s’affiche sur le pare-brise et le point de visée danse avec les accélérations sous les yeux des pilotes.

Le ciel est moucheté d’éclatements de DCA, zébré par les traceurs et par les traînées de fumée en spirale des missiles Sea Cat, illuminé par les départs des canons automatiques. Les quatre navires anglais sont là, qui manœuvrent à grande vitesse. Les deux grosses frégates Leander sont handicapées par leur propulsion traditionnelle par turbine à vapeur et l’une d’elle, l’Adriane ou l’Aurora, visiblement très endommagée, fume de toutes ses superstructures et donne de la bande.

Les Mirage sont arrivés trop vite sur l’objectif car les navires anglais, ayant déjà subi l’attaque de huit A4 Skyhawk se sont déplacés. L’hélicoptère de réglage d’artillerie Sea King d’un des navires, qui n’a pu rejoindre son bord dans l’action, continue courageusement à l’aide de son radar sur la position des avions argentins


Fig. 8 : A-4 Skyhawk de la FAA

Les Mirage, sans larguer les bombes, rompent à gauche vers la terre, sautent les collines qui vont dissimuler aux radars anglais leur feinte et leur virage à droite, et soudain, dévalent au ras des plages accélérant à 1 000 à l’heure, fonçant chacun sur le navire que leur a attribué le chef de la formation.

Un instant d’indécision, un chassé-croisé hallucinant au ras des flots, , leurs canons de 30 crachant des dizaines d’obus à la seconde pour tenter de dérégler la DCA, et les Mirage larguent leurs bombes qui filent à l’horizontal vers les cibles.

A cette vitesse, les détonateurs à retardement sont problématiques car les bombes vont aussi vite que les avions, en accompagnant la trajectoire, et finalement sont d’énormes obus perforant dotés d’une fantastique énergie cinétique qui traversent souvent de part en part les navires, sans exploser. L’amirauté britannique a reconnu en fin de campagne que 14 navires avaient été ainsi touchés !

Le croiseur – sans doute l’Antrim D18 – qui se trouve près de la côte, est gêné dans sa manœuvre par l’étroitesse de la baie de Fitzroy. Le commandant hésite entre démasquer, en prêtant le flanc aux bombes, tout son armement, c’est-à-dire ses tourelles doubles de 115 à l’avant, ses canons de 20 et son lanceur quadruple de missiles anti-aériens Sea Cat, ou bien d’offrir une cible minimum par une silhouette profilée mais masquant la majeure partie de ses moyens défensifs.

Fig. 9 : Les Mirage s’entrecroisent plus bas que les passerelles et les mâts

Finalement les bombes arrivent en ricochant sur la mer et deux pénètrent, explosent à l’intérieur, ravageant les coursives, endommageant sans doute la salle des machines. Les films de ciné-mitrailleuse des Mirage montrent les points d’impact.

Les quatre Sea Cat que le croiseur a tirés inutilement, s’égaillent en zig-zag dans le ciel, les Mirage se retrouvent face aux Harrier et se défilent en coup de vent sous leur nez.

Bidons largués, un des deux Mirages d’escorte en configuration air-air, avec aux commandes un des meilleurs pilotes de la chasse argentine, le capitaine Garcia Cuerva, se retrouve au milieu de six Harrier.

Ces derniers, qui ne peuvent rivaliser en performance avec les Mirage, jouent de leur maniabilité et de leur basse vitesse tandis que Garcia Cuerva, avec son accélération et sa vitesse très supérieure, combat audacieusement dans le plan vertical, rentrant et sortant du plafond des nuages… Il devrait rompre le combat car, PC allumée (post-combustion, dispositif de sur-puissance) ses réservoirs se vident à un rythme accru et après trois minutes de combat il sait déjà qu’il ne rentrera pas à sa base. Couvrant la retraite de son équipier, il abat un Harrier d’un missile Magic… Le combat dérive vers l’est et, il se retrouve au milieu de la flotte anglaise et de tous ses avions qui tournoient. A cette vitesse démente, tandis que se mélangent les colonnes d’écume soulevées par les projectiles de DCA, les navires, les missiles, les chapelets d’obus tracteurs – ces avions qui s’entrecroisent plus bas que les passerelles et les mâts – le combat aérien, avec cette visibilité réduite, devient un cauchemar.


Le Mirage capote dans une boule de feu

Fig. 10 : Le Capitaine Garcia Cuerva

Par surcroit, des milliers d’oiseaux de mer, affolés, pour lesquels les rochers des Malouines étaient un refuge depuis la nuit des temps, tournoient dangereusement…

Garcia Cuerva se retrouve au niveau du pont du porte-avion Hermes sur lequel un Harrier dont la turbine fume, se pose. L’Argentin tente de lancer son deuxième Magic qui ne se décroche pas et tire alors le Harrier au canon. Pendant dix longues minutes, le contrôle des Malouines perd contact avec lui. Le brouillard et le silence sont retombés sur l’île quand soudain la voix de Garcia résonne à nouveau sur les ondes, faisant un rapport succinct : il va, à court de pétrole, tenter de se poser sur la petite piste de Puerto Argentino.

Le contrôleur  lui intime l’ordre de s’éjecter. Garcia Cuerva qui, comme tous les chasseurs, voue un amour charnel à son avion, désobéit, se présente train sorti, largue en détresse ses pylônes avec le Magic restant encore accroché. Cabré au maximum, à la limite de la perte de contrôle, le Mirage approche de l’entrée de la piste, entre les collines et, sous les yeux des témoins horrifiés, touche des roues un monticule de sacs de terre protégeant une batterie de 35 et capote dans une boule de feu. Pas de camion-incendie, pas de grue, pas de pompiers spécialisés.

Fig. 11 : Une bombe lancée par le major Martinez touche le HMS Brillant – Une frégate type 22

Les navires anglais s’éloignent en se couvrant mutuellement et surtout protégeant les unités endommagées. Une des Leander donne de la bande et l’eau affleure la base de la passerelle, tandis que l’autre s’enfonce de la poupe. Le croiseur, superstructures très endommagées, crache une épaisse fumée noire. Les observateurs argentins les suivent au télescope dans la nuit et soudain, vers 22 heures, l’horizon est éclairé sur 20 degrés par une explosion qui rougeoie, grandit, s’éteint, pulse à nouveau, illuminant de pourpre le ciel pendant plusieurs minutes. Un navire est mort. Le croiseur ? Une des Leander ? On le saura un jour, lorsque la Royal Navy ouvrira ses archives.

Le 1er mai 1982 a donc vu le premier choc entre la toute puissante Royal Navy, consciente de sa force et de ses traditions, et une trentaine de pilotes de la Force aérienne argentine. Contre la perte d’un Mirage V descendu par un Harrier III et d’un Canberra Mark 62 abattu par la DCA, et enfin du Mirage de Garcia Cuerva, les Britanniques ont eu, au moins gravement endommagés, un croiseur de la classe County, 2 frégates Leander type 26 dont une hors de combat et de deux frégates type 12, peut-être les Yarmouth et Rhyl, attaquées dans l’après-midi par douze A4-B et C.


Fig. 12 : C-130 de la Fuerza Aerea Argentina (© Clave)

Ce soir là, un jeune aspirant argentin, aux commandes d’un A4, troué comme une passoire, perdant son pétrole, fut sauvé par un quadri-turbo propulseur C-130 ravitailleur. Il était un peu affolé – c’était sa première mission – ses jauges indiquant 1 800 litres de carburant et baissant rapidement alors que 2 900 litres étaient le minimum pour rentrer et que ses camarades l’adjuraient de s’éjecter au-dessus des îles quand le C-130, prenant tous les risques, partit à sa recherche, gibier sans défense, dans la zone des Harrier.

Fig. 13 : Un A4 argentin ravitaillé en vol par un KC130 Tanker

Miraculeusement, au moment où le réacteur de l’A4 coupait, réservoirs vides, le C-130 le retrouva, piqua pour prendre de la vitesse et l’A4 réussit du premier coup le contact verrouillage entre sa perche et le panier de ravitaillement. Ainsi attelés, les deux avons rentrèrent jusqu’à Rio Callegos car les réservoirs de l’A4 fuyaient tellement qu’il fallut pomper sans arrêt l’équivalent de huit fois ses pleins et que le ravitailleur et le ravitaillé se posèrent avec quelques minutes de réserves.

Le mauvais temps qui s’établit sur les Malouines permit à la flotte anglaise de prendre du large, à l’abri vers l’est , les petits navires à la cape, hors de portée des Argentins, dont l’efficacité et l’agressivité avaient été une surprise.