Ernesto Ureta et Gerardo Isaac en compagnie de Pierre Clostermann portant l’insigne du lieutenant Isaac
Article Paris Match du 10 décembre 1982
Le 22 mai, le capitaine Puga, au cours de sa neuvième mission, après avoir largué ses bombes sur le « Glasgow », fut pris en ciseau par trois Harrier dont l’un tira, dans une passe frontale, deux Side Winder AIM 9M.
Virant « pied dans le trou » et piquant désespérément, Puga vit un des missiles frôler son Mirage et le manquer, mais la tête infrarouge du deuxième, irrésistiblement attirée par les 900 ° de température de la PC, atteignit son avion. Désemparé, le Mirage piqua, enroulé dans une série de tonneaux incontrôlés de plus en plus rapides. C’était la mort inéluctable. Puga m’a raconté avoir, en un éclair, pensé à sa femme et ses enfants et prié Dieu de lui pardonner es fautes avant de, perdu pour perdu, s’éjecter latéralement à 50 mètres de la mer dans l’eau glacée, protégé par les fameuses combinaisons argentines orange de survie en Néoprène. Incapable de se hisser dans son dinghy, simplement soutenu par son gilet de sauvetage, il nageait dans la nuit vers la côte en se guidant sur les incendies des combats. Il devait nager sur le dos car sur le ventre, ses yeux gelaient au contact de la mer glacée et il devenait aveugle. Finalement, après avoir atteint la côte, il mit une heure à se hisser au sec, roulé par des vagues monstrueuses.
Aujourd’hui, Puga est en Espagne, à l’école d’état-major aérien. Cette histoire n’est plus pour lui qu’un cauchemar et pourtant il m’a dit, sans affectations : « Pour Dieu et ma patrie, s’il le fallait je recommencerais demain ».
Le capitaine Diaz, lui, s’éjecte en supersonique hors de l’enveloppe autorisée. A cette vitesse, l’air est comme un mur de béton. Le rideau de protection, arraché, ne protège plus son visage, les joues et les narines éclatent. Un bras est désarticulé par le choc. Il est sauvé par une demi rotation du siège dont le dossier métallique le couvre… Tombé sur la côte, au pied du mont Hornby, souffrant le martyre, il passe la nuit abrité sous son dinghy gonflé et renversé. A l’aube, réveillé par un bruit de pas, il sort son couteau, décidé à ne pas se laisser prendre vivant et il voit, marchant vers lui, trébuchant, bras ballants, comme son propre double.
Même combinaison de vol française, même gilet de sauvetage mais qui lui adresse la parole en anglais. C’était un pilote de la RAF abattu par un Mirage, le flying officer G. encore traumatisé par son éjection… Transis, tremblant de froid, les deux garçons se soutiennent mutuellement, se mettent en marche et sont ramassés par le plus grand des hasards sur cette côte déserte, par un hélicoptère SAR argentin à la recherche d’un troisième pilote, retrouvé mort, attaché au siège éjectable de son A4. L’Argentin et l’Anglais seront évacués ensembles dans la nuit, vers un hôpital en Argentine, par un Twin Otter – ambulance – piloté par un pilote civil volontaire, et se retrouverons pendant plusieurs semaines dans la même chambre…
Les troupes d’infanterie argentines à terre, jeunes recrues de six mois, armés de vieux fusils, étaient bien incapables de résister longtemps à l’assaut de cinq mille soldats britanniques professionnels hautement entraînés et aguerris.
Pendant ce temps, les missiles américains air-air faisaient des ravages dans les rangs des Skyhawk A4, d’autant plus que leurs sièges éjectables ne fonctionnaient pas ou mal. Sur 7 A4 abattus d’une même escadrille un seul pilote devait survivre à l’éjection. La raison en était simple : quelques jours avant le début des hostilités, les Argentins avaient expédié en révision comme tous les ans, les dispositifs explosifs d’éjection de sièges d’A4 à l’US Naval Ordinance Station d’Indian Head, et le travail était terminé quand vint l’embargo américain. Un fonctionnaire zélé bloqua les équipements et c’est ainsi qu’une quinzaine de pilotes argentins d’A4 durent voler, conscients qu’aucune éjection n’était possible ou que, pour le moins, ils ne pouvaient avoir confiance en leurs sièges munis de systèmes périmés et dangereux. Il faut noter que, sur 11 Mirage III perdus, 9 pilotes furent sauvés par leur siège éjectable.
« Get the carriers » était le cri de guerre du Pacifique en 1943. « Agarre los porta-aviones » en fut l’écho désespéré fin mai 1982. Les porte-avions anglais demeuraient toujours loin à l’est, hors de portée, se déplaçant sous forte escorte derrière un écran de corvettes-radar.
Pour les localiser, les échanges radio entre l’Invincible et ses avions étaient relevés par gonio et par les écoutes des avions Neptune et finalement, à l’aube du dimanche 30 mai, la position du porte-avion fut fixée avec certitude en un point situé à 120 miles dans le 080° des îles Malouines.
L’opération est donc déclenchée et cette fois deux Super Etendard, dont l’un porte le précieux dernier Exocet est accompagné de quatre A4 portant chacun trois bombes de 250 kg.
Les A4 ont une double mission : bombarder le porte avion si possible et surtout brouiller la piste radar de l’Exocet en l’accompagnant de près. Trois ravitaillements en vol sont nécessaires. Seuls des volontaires ont été acceptés our cette mission qui frise le suicide.
Cap plein est, un Super Etendard faisant la navigation pour tous avec sa centrale inertielle Sagem, les six avions font un détour de plus de 100 miles au sud des Malouines pour remonter, plein nord, après un deuxième ravitaillement pour enfin virer sur le cap 0,03, toujours en rase-motte intégral, silence radio absolu, vitesse de croisière économique.
Après 1h35 de vol, l’Etendard navigateur commence toutes les trois minutes à monter rapidement jusqu’à 500 pieds et redescend en quelques secondes, pour augmenter la portée du radar.
Bientôt, les échos apparaissent, à gauche sur l’écran l’un est massif, entouré d’une quinzaine d’autres. C’est l’Invincible naviguant cap au 130° avec tous les moyens aériens t ses radars pointés vers les Malouines car une attaque ne peut venir que de là.
A vingt miles de portée, le dernier Exocet est lancé sur le cap 195° prenant ainsi à revers les défenses. Les Etendard rompent aussitôt, tandis que les quatre A4, guidés par la trainée de fumée de l’Exocet, foncent désespérément vers le porte-avions.
Au moment où l’Exocet percute le flanc gauche de l’Invincible dans une gerbe de flammes qui se transforme aussitôt en nuage de vapeur blanche – extincteurs automatiques ? – les A4 franchissent la première rangée de corvettes. L’avion du lieutenant Jose Vasquez, le n° C-301, touché par un missile à six miles de l’objectif, explose, éparpillant une longue trainée de feu et de débris sur la mer…
Aussitôt après c’est l’avion du lieutenant Omar Castillo qui percute la mer à son tour. Les deux autres foncent toujours vers l’Invincible qui se présente maintenant de trois-quart arrière. L’aspirant Isaac, un des deux rescapés, m’a fait le récit de cette confrontation à Mendoza, base de la 4e Brigade des A4, le 22 octobre dernier :
– J’étais littéralement aveuglé par les traceuses et à travers mon pare-brise recouvert d’une croûte de sel par les embruns, je voyais arriver dans ma figure cette énorme masse indistincte avec ses deux cheminées, ressemblant plus à un paquebot qu’à un prte-avions traditionnel et je me disais « Puisque Dieu m’a permis d’arriver jusqu’ici je n’ai pas le droit de le rater », et c’est à bout portant que j’ai lâché mes bmbes, en même temps que mon chef de patrouille en lâchait aussi…
L’Invincible est resté en Angleterre presque trois mois après le reste de la flotte. Où était-il ?
L’héroïsme et les qualités professionnelles des aviateurs argentins ont été reconnues par tous. Le 25 mai 1982, le ministre britannique de la Défense, fair play, déclarait au Parlement :
« Je pense que les pilotes argentins démontrent une grande bravoure. Il serait stupide de dire le contraire ! »
A en croire les Argentins, en quarante cinq jours, ils ont coulé, mis hors de combat ou endommagé deux douzaines de navires, soit 32,4 % de la flotte britannique engagée. Ceci contre la perte de 34 avions de ligne, soit 41% des appareils de ligne argentins pour 256 sorties de A4, 191 sorties de Mirage, 54 de Canberra.
Vingt-quatre pilotes de combat, parmi lesquels deux officiers généraux, l’un pilotant un Learjet photo abattu par un Harrier et l’autre un C-130 de reconnaissance probablement abattu par un missile.
Que pensent aujourd’hui les Etats-Unis et l’OTAN de ces navires, ces frégates si fragiles qui constituent pourtant sous différents pavillons, le gros des effectifs des flottes du NATO ? Et si ces flottes étaient attaquées, non plus par une poignée de pilotes courageux et habiles, mais par l’armada d’avions de l’aéronavale soviétique qui possède, on l’oublie, plusieurs centaines des plus puissants et des plus rapides bombardiers supersoniques du monde, les TU-22 Blinder, les TU-26 Blackfire et autres TU-28 Fiddler, bardés de missiles et caparaçonnés de contre-mesures électroniques ?
A Washington, on m’a parlé avec inquiétude des marines de guerre « avant » et « après » Malouines.
Les Argentins ont peut-être rendu service à l’OTAN en battant aux points dans la bataille aéronavale la Royal Navy, car il va falloir réviser toute la conception et l’architecture des croiseurs légers et des escorteurs.
Nous avons vu le matériel français, admirablement mené et servi par des pilotes de premier ordre, démontrer ses qualités de robustesse et d’efficacité et tout le reste, tout ce qui a été écrit dans la presse anglo-saxonne, n’est que de la littérature commerciale et intéressée.
Puis-je conclure, comme dans le message d’amitié que j’avais adressé le 15 mai aux pilotes argentins, qui sont nos frères latins dans le plus français des pays d’Amérique du Sud :
« Les causes ne valent que par le sang versé et le monde ne croit plus qu’à la vérité des témoins qui se font tuer pour elle ».
Pierre Clostermann