« Watch out right trigger ! »
(« Attention, tangon de droite ! »)
Le cri du guetteur sur la tour du bateau me fait sursauter. Je prends rapidement la canne indiquée, fixe les mousquetons de mon harnais dorsal à son moulinet et enfile mon gant gauche mouillé – automatisme bien réglé de vieux pêcheur sportif…
Deux longues secondes se passent – un appât, sur les deux que nous traînons, a disparu dans un imperceptible remous, le sillage du bateau s’élargit à perte de vue sur la mer vide et bleue…
Clac ! Le frein du tangon largue le fil qui décrit une longue courbe dans l’air, tombe à l’eau et se tend. Jambes bien écartées, je prends appui sur le cale-pied du fauteuil de combat et je passe le frein du moulinet au cran de ferrage.
Contact ! La canne se recourbe en un coup de fouet, le cliquet d’alarme du moulinet hurle et je m’accroche des deux mains au siège pour ne pas passer par dessus-bord ! Mon fil de dacron se déroule à une vitesse folle et soudain, à cinquante mètres, le marlin surgit de la mer…
Dans un bond fabuleux, plus haut que l’horizon, cinq cent kilos de muscles plaqués d’argent, émaillés de pourpre, de rose et de violet émergent et la queue du poisson, immense, soulève une gerbe d’écume blanche qui éclabousse le bleu du Pacifique !
Je ressens dans les reins le choc brutal que la canne ne peut amortir… Sidéré, l’équipage demeure figé sur place et silencieux.
Puis le marlin s’élance à nouveau et parcourt plus d’une centaine de mètres, voltigeant au-dessus des vagues, en cinq ou six grands bonds de lévrier, souples, décontractés…
Quel pêcheur sportif n’a jamais rêvé d’être un jour lié par un fil au plus grand poisson du monde ! Après tant d’années d’espoir et de rêves il était là, ce grand marlin, frère de celui que combattit, trois jours et trois nuits, le pêcheur de Cojimar, héros du « Vieil Homme et la mer ».
Trois heures durant, le poisson de ma vie et moi nous sommes battus en tête à tête, loyalement, sous un soleil de plomb. « C’est le plus grand que j’aie jamais vu », m’avait soufflé John à l’oreille. Le marlin était si puissant qu’il me fallu mettre en œuvres tous les trucs de la technique et de l’expérience, sans faire la moindre faute car dans ce sport, la sanction est immédiate – tout casse.
Le fil de pêche, dacron ténu de 50 kilos de résistance à la traction, vibrait comme une corde de guitare trop tendue.
Précairement attaché à mon siège, centimètre par centimètre, j’ai réussi à dominer le grand chevalier noir. Depuis l’instant où, dans une gerbe d’écume, il avait sauté sur mon appât, et jusqu’à la fin du combat, il avait sauté une trentaine de fois, réussissant à propulser sa masse hors de l’eau en des bonds que nous estimions au début à plus de vingt mètres de longueur, à plus de 60 kilomètres à l’heure.
Mon bateau de combat, une vedette de 14 mètres munie de deux moteurs Diesel de 250 CV, manié de main de maître par le capitaine John Cowell de Cairns et son équipage de deux capitaines américains, Phil de Hawaï et Mike de Mauntauck, volontaires pour servir comme simples aides dans cette expédition, furent mis à rude épreuve. Marche avant toute, virages pivotés, un moteur à fond en marche avant, l’autre en marche arrière, reculs à 3 000 tours minutes sur les deux moteurs, en embarquant des gerbes d’eau afin de soulager mon effort quand, agrippé des deux mains au siège, j’essayait de résister au poisson qui plongeait désespérément.
A un moment, 700 des 800 mètres de fil contenus dans mon moulinet étaient partis et le poisson naviguait par 300 mètres de fond. Malgré les casseroles d’eau versées sur ma tête et sur le moulinet fumant, j’étais, ainsi que l’équipement, à la limite de résistance mais le marlin a commencé à céder. Quand je l’ai vu apparaître finalement à la surface, battant l’eau à cadence régulière de sa grande queue, j’hésitait, malgré les instructions, à donner l’ordre de gaffer. Il était tellement beau, tellement désespéré, tellement puissant que j’aurais préféré en garder simplement l’image dans mes yeux et ma mémoire – puis le libérer.
Une demi-heure plus tard il était là, au fond du bateau et, trempé de sueur, épuisé, je l’admirais.
Si ce marlin était mort, si j’avais dû le tuer, c’était pour tenter avec d’autres pêcheurs, d’en sauver l’espèce dans l’océan Pacifique et c’était là ma seule excuse.
Marlin, c’est le nom commun du plus grand de tous les poissons qui sillonnent les océans – les baleines sont des mammifères et les requins des poissons cartilagineux – et c’est l’illustre naturaliste français M. de Lacépède qui l’a découvert, décrit, classifié et baptisé il y a bientôt deux siècles.
En 1793, la tempête de la Terreur balayait les rues de Paris et la tempête atlantique d’automne jetait à la côte, sur une plage de La Rochelle, un énorme poisson inconnu. Les marins-pêcheurs l’apportèrent au sous-préfet qui en expédia la tête, la queue et les nageoires, par relais de poste rapides, à M. de Lacépède au Muséum d’Histoire naturelle à Paris. Imperturbable au milieu des convulsions de la Révolution, le grand naturaliste français écrivait son Histoire naturelle des poissons. Admiratif, il baptisa ce poisson Makaïra Nigricans – makaïr signifiant chevalier en gaélique, donc le Chevalier noir.
Comme pour le thon de l’Atlantique, les palangriers japonais, russes formosans et coréens massacrent le marlin jusqu’à la limite de l’extinction, sous l’œil indifférent de la planète. Il est facile de verser une larme sur le sort des petits phoques blancs dont l’œil noir naïf et la douce fourrure blanche rappellent les nounours de notre enfance. On les voit, eux et pourtant l’espèce, dans la mesure où les hommes restent raisonnables, ne court aucun risque. Pour les marlins qui sillonnent les océans en grands seigneurs solitaires qu’ils sont, la fin est très proche.
Assassinés partout – leur chair est pratiquement inconsommable – et transformés dans les bateaux-usine pour moitié en nourriture à poules et pour moitié en engrais, la méthode du palangre japonais aggrave la destruction inutile par le fait que seulement un sur cinq poissons qui s’accrochent aux hameçons sont récupérés, les quatre autres soit se décrochent et meurent, l’estomac arraché, ou bien paralysés, sont dévorés par les requins. Il serait aussi criminel de tuer les derniers rhinocéros blancs pour faire des pâtées pour chat !
De même que les chasseurs sportifs ont sauvé les animaux africains et les derniers grands fauves, les pêcheurs sportifs en mer, soudain conscients du drame après leur victoire à la Pyrrhus dans l’affaire du thon rouge atlantique, se sont ralliés, sous la bannière de l’International Game Fish Association, qui compte des centaines de milliers de membres dans le monde, à un programme de défense du marlin noir. Nous espérons faire entendre raison aux deux gouvernements intéressés, au gouvernement japonais dont les flottes écument les mers du monde sans respect de l’équilibre biologique des espèces, et aussi au gouvernement australien auquel la géographie a donné en précieux dépôt la Grande Barrière de corail.
Nous voulons demander au gouvernement japonais d’interdire à ses long liners d’opérer dans certaines zones et en particulier le long de la Grande Barrière de corail, ultime refuge des amours du marlin noir. En effet, tous les ans, de septembre à novembre, les derniers survivants, solitaires pathétiques, venant des quatre coins du Pacifique, de la mer du Japon à la baie de Panama, des côtes du Pérou à Hawaï, se retrouvent dans les eaux tièdes et poissonneuses du récif australien pour perpétuer l’espèce.
Le gouvernement australien a le devoir, même si pour des raisons politiques il ne veut pas le faire pour l’ensemble de ses côtes, de créer une zone de protection de 200 milles où la pêche professionnelle soit interdite tout au long des 3 000 kilomètres de la Grande Barrière.
Si le premier ministre australien fait savoir au monde qu’il considère cet extraordinaire phénomène naturel comme un héritage dont il est le dépositaire vis-à-vis de tous les hommes, qui protestera ? Qui oserait violet cet asile ?
Il fallait donc recommencer le processus suivi pour l’Atlantique : examen biologique des poissons, marquage pour déterminer les voies de migration, donc les zones à protéger. Accompagné de Paul Brami, caméraman de la Télévision français dans la première phase de l’opération.
Cinq autres équipes, une australienne, une américaine, une mexicaine, une néo-zélandaise, une italienne participaient, ainsi qu’un bateau-laboratoire, à cette expédition.
Il s’agissait tout d’abord de marquer le plus grand nombre de très petits marlins noirs mâles, de 150 à 200 kilos, quelques femelles de 300 à 400 kilos et capturer si possible quelques très très gros spécimens très âgés pour les étudier. Pour cela, les pêchers sportifs ne disposent que du matériel lourd règlementaire – le normes de ce sport, l’épaisseur et la résistance du fil, la longueur et le poids de la canne ayant été réglementés par un accord international de 1923. Pour des raisons d’éthique sportive nous devions également respecter la règle essentielle qui interdit d’attacher le pêcheur à son siège par une ceinture de sécurité, le pêcheur n’étant relié par son harnais-siège ou dorsal qu’à la canne et au moulinet, de façon à conserver les deux mains libres, l’une pour le moulinet, l’autre pour tenir la canne.
Avec un fil de 50 kilos de résistance à la traction, un moulinet contenant 800 mètres de fil et des règles faites pour favoriser le poisson, la pêche du grand marlin noir pesant plus de 1 000 livres est une performance qui met en jeu à la fois la force physique, l’habileté et l’expérience du pêcheur. Huit sur dix des poissons ont d’ailleurs toutes les chances de gagner la bataille.
Pendant la première semaine, les six équipages réussirent à capturer, marquer, ranimer puis libérer plus d’une centaine de marlins. Afin de ne point blesser les poissons, nous avions mis au point une méthode consistant à ferrer très rapidement, ce qui demande de sacrés réflexes et un coup d’œil sans faille pour piquer l’hameçon dans le maxillaire. Auparavant nous donnions au bas de ligne d’acier, près de l’hameçon, un coup de chalumeau qui en enlevait la protection sur quelques centimètres afin qu’en quelques jours la corrosion de l’eau de mer débarrasse le poisson en cas de rupture.
La semaine suivante, après avoir pêché des appâts dont la taille satisferait déjà les ambitions de la plupart des pêcheurs à la ligne – thons, whahoos, maquereaux d’Espagne de 15 à 20 kilos chacun – nous nous mîmes à la recherche, bien aléatoire, de quelques grands marlins femelles. Chez les marlins, les mâles dépassent rarement un poids de 400 livres et seules les femelles arrivent à atteindre des dimensions gigantesques, 1 000 à 1 500 livres, 5 mètres de long et 3 mètres de tour de taille. Un fait intéressant a été relevé par notre expédition : les œufs des très vieilles femelles sont en majorité stériles et déformés. Pourtant ce sont elles qui attirent les attentions amoureuses des mâles tandis que les jeunes fertiles ravissantes de 400 à 800 livres, indispensables à la reproduction, sont souvent dédaignées.
C’est le dixième jour de l’expédition que j’ai capturé mon grand marlin femelle qui pesait presque 1 300 livres. C’était à la fois le poisson de ma vie, comme disent les pêcheurs, et une aubaine pour le laboratoire. Hélàs ! j’avais tué ce chevalier en vain, car après l’avoir ramené au bateau-base, pesé et mesuré, nous l’avions pendu par la queue, aux trois quarts immergé pour éviter que la chair se dessèche en attendant que, le lendemain matin, le canot du bateau-laboratoire vienne le chercher pour l’analyser. Par la radio, les biologistes m’avaient dit leur enthousiasme de pouvoir disposer d’un tel spécimen… A l’aube, il ne restait plus que la queue du marlin. Pendant la nuit, et la forme des morsures le prouvait, des requins-tigres avaient dévoré mon merveilleux poisson. Les marques indiquaient qu’il s’agissait, chose extrêmemet rare à l’intérieur de la Grande Barrière de corail, de spécimens de très grande taille, probablement des femelles, venues mettre bas leurs petits dans le garde-manger bien fourni des récifs où, relativement à l’abri, ils pourraient grandir rapidement.
Le laboratoire nous demanda de tente la capture d’un de ces requins. Le requin-tigre, s’il n’a pas les dimensions extraordinaires du requin blanc et s’il n’en a pas la cruelle beauté, est néanmoins une plaie des mers du globe. Pullulant, se reproduisant sans restriction, négligé par les pêcheries professionnelles, il se multiplie de façon inquiétante et dangereuse. Pratiquement la seule créature que la nature ait parfaitement réussie dès sa création, il y a 300 ou 500 millions d’années, le requin a survécu dans la jungle des océans non seulement à cause de son adaptation parfaite au milieu, mais aussi parce qu’il est ovo-vivipare. L’œuf éclôt à l’intérieur de la mère qui met bas, plus tard, quarante ou cinquante bébés requins capables, dès la seconde où ils prennent contact avec leur élément, de chasser, de fuir, de dévorer… La survie est donc infiniment plus grande que dans n’importe quelle autre espèce vivante dans les océans.
Depuis qu’on tient des statistiques à peu près précise des accidents dus aux requins, le requin-tigre est le coupable dans 80% des cas. Moins féroce que le carcharodon – requin blanc – qui est un solitaire, le requin-tigre est infiniment plus dangereux parce qu’il attaque en groupe.
Les vingt-quatre heures qui suivirent nous le prouvèrent car, en utilisant les cadavres de deux marlins que nous avait remis le bateau-laboratoire pour les appâter, notre bateau fut littéralement assailli par une bande de requins-tigres. Nous étions ancrés à l’entrée d’une passe dans le récif. Aussi silencieux et immobiles que possibles, nous lancions des morceaux et de la bouillie de marlin à la mer, que le courant entraînait très loin. Une demi-heure n’était pas passée que nous vîmes approcher la silhouette du premier, prudent, circonspect, avec cette nage qui n’appartient qu’au requin, souple, roulée des épaules, comme la démarche d’un voyou à la recherche d’un mauvais coup.
Longuement il tourna autour de nos appâts, vint examiner le bateau à le toucher, en fit le tour, puis disparut. Nous retenions notre souffle. Il avait bien six mètres de long et devait peser pas loin d’une tonne. puis tout alla soudain très vite. Un plus petit apparut, venant de nulle part, se rua sur un des appâts, puis un deuxième, un troisième qui suivit les marlins que nous rapprochions du bateau, jusque dans nos hélices. Nous réussîmes à en gaffer un directement, ce qui était une folie.
Instantanément ses congénères se jetèrent sur lui et commencèrent à le dévorer, se jetant les uns sur les autres, tentant de passer par-dessus le plat-bord du bateau, dans une scène incroyable de carnage et de férocité. Finalement nous réussîmes à en conserver deux intacts en abandonnant notre ancre et en fuyant, pleins moteurs, en les remorquant. A la pesée, la bascule indiqua 1 800 livres pour l’un, 1 400 pour l’autre. C’était deux femelles aux flancs marqués des zébrures caractéristiques du requin-tigre.
Et quand on ouvrit le ventre de la plus grosse, en coupant avec précaution les cinq poches utérines, quarante bébés requins-tigres, longs d’un mètre, bien vivants et frétillants, en sortirent. Le laboratoire en garda une demi-douzaine et relâcha les autres que nous vîmes disparaitre sous le bateau, un peu étourdis, mais déjà agressifs et prêts à dévorer.
Si certains pays continuent à augmenter démesurément leurs flottes de pêche et à prélever sur la bio-masse des océans des dizaines de millions de tonnes de poissons pélagiques, chaque année, sans contrôle, sans restriction, ne nous faisons aucune illusion, l’homme sera demain en compétition avec le requin pour les derniers bancs de poissons – les thonidés surtout – survivants. Déjà Lacépède écrivait en 1799 :
« Si les lois conservatrices de l’espèce humaine nous commandent ce sacrifice sans cesse renouvelé de milliers de victimes, n’abandonnons pas notre raison. Ne cédons à la dure nécessité que ce qu’il nous est impossible de lui ravir. Effaçons s’il est possible du cœur de l’homme cette empreinte encore trop profonde de la féroce barbarie, enchaînons son instinct sauvage qui le porte encore à ne voir la conservation de son espèce que dans la destruction. Que les lumières de la civilisation l’éclairent enfin ! »
Pouvons-nous suggérer une meilleure conclusion ?
Pierre Clostermann