(Paris Match, 1977)
En annonçant que l’État prenait un tiers du capital de la société des avions Marcel Dassault et se réservait un droit de blocage des décisions prises par les deux autres tiers, le gouvernement a expliqué que cette initiative permettrait de remodeler notre politique aéronautique, en particulier d’abandonner le projet Mercure 200 de Dassault en faveur de l’A 200 dérivé de l’Airbus de l’Aérospatiale. Cette mesure est loin de faire l’unanimité. Un homme est carrément contre : c’est Pierre Clostermann, l’As de la chasse aérienne entre 1942 et 1945, auteur d’un célèbre livre : « le Grand Cirque ». À 55 ans, il vient d’entrer au conseil d’administration de Dassault et répond en exclusivité à nos questions.
Paris-Match. Pourquoi avez-vous accepté d’être administrateur ?
Clostermann. J’ai accepté malgré, et surtout, à cause de la campagne actuelle de dénigrement et de lâcheté à l’égard de Dassault. Je suis honoré et je considère comme un privilège de participer à la gestion de la plus brillante société de construction aéronautique du monde occidental. Ce n’est donc pas par intérêt mais par honneur. Depuis 40 ans, en tant que citoyen, je défend les ailes françaises. Et les ailes française, c’est d’abord Dassault. Je me suis battu pour l’avion français dans l’histoire du marché du siècle. J’aurais bien voulu, à l’époque, que le chef d’état-major de l’armée de l’air en fasse autant.
P.M. Que pensez-vous de la décision du gouvernement ?
Clostermann. C’est au président directeur général de la société de présenter les observations du conseil d’administration dont je suis solidaire. Mais, personnellement, je réagit positivement devant une campagne négative. Car, depuis cette décision, je n’ai entendu personne dire : « c’est pour améliorer le magnifique instrument industriel et technique que sont ces avions. » En revanche, tout le monde a parlé d’une « minorité de blocage ». Et là, je suis atterré ! Aucun des journalistes spécialisés et aucun des hommes politiques ne semblent avoir la moindre notion de ce qu’est le droit des sociétés. La minorité de blocage n’est utilisable que dans les assemblées générales extraordinaires destinées à modifier les statuts. Ces assemblées n’ont aucune compétence quant à la gestion, aux investissements, aux études techniques… Cette fausse « minorité de blocage » ne devrait donc rien changer sauf, évidemment, si l’on modifie le droit des sociétés. Alors, que veut-t-on bloquer ? Le Mirage 2000 ? Le Mercure 200 ? Veux-t-on bloquer le génie ? Avec presque 100 % du capital de la S. N.I.A.S., l’État n’a pas été capable d’empêcher, par exemple, l’affaire Corvette ou de bloquer la scandaleuse et aberrante production de centaines d’avion de tourisme, dont le contribuable a payé, lui, plus de la moitié de chaque avions vendu au détriment d’autres petites sociétés françaises qui n’étaient pas subventionnées… Voilà deux exemples typique.
P.M. Alors, à votre avis, que veut le gouvernement ?
Clostermann. La question qui se pose est simple mais grave : on veut tout niveler. Va-t-on niveler par le haut ou par le bas ? Va-t-on hisser la S.N.I.A.S au niveau de Dassault où va-t-on abaisser Dassault au niveau de la S.N.I.A.S. ? Et cela introduit un nouveau problème : les impôts payés par Dassault sur ses exportations servaient pratiquement à combler le déficit de la S.N.I.A.S. Cela fera donc un supplément à payer pour le contribuable.
P.M. On dit que l’État a toujours favorisé Dassault en lui commandant des avions de chasse…
Clostermann. Écoutez, il faut être sérieux. Le seul avion de chasse produit en série par l’industrie nationalisée française depuis la guerre – après étude et construction de 19 prototypes différents payés par le contribuable – a été un avion de chasse anglais construit sous licence, le Vampyr ! Or, à ce même moment, l’OTAN achetait plus de 200 Mystère II – aux frais des contribuables américain – pour en doter les escadrilles françaises car il était évident que ces escadrilles étaient très mal équipées. L’OTAN avait choisi le Mystère II parce que c’était le premier avion européen qui avait franchi le mur du son. Et il était bien supérieur aux appareils nationalisés proposés. Je vous le répète : soyons sérieux.
P.M. Et les subventions dont la société Dassault est accusée d’avoir profité ?
Clostermann. Je m’en tiendrai au fait. Prenons, par exemple, le Mystère 20. La participation de l’État a été de 89 millions de francs, soit 18 millions de dollars ou, encore, le prix d’un seul de ses Transall dont l’État va acheter plusieurs exemplaires pour occuper le personnel de la S. N. I. A. S. Et bien, pour ses 18 millions de dollars remboursables par Dassault – et qui commencent à être remboursés – l’État a empoché 2 milliards de dollars ! Si vous préférez, en ayant avancé le montant d’une journée du déficit de la Sécurité Sociale, l’État a regagné la moitié de ses réserves de rechange ! Et je ne compte pas les millions de dollars des Mirage III et F1 exportés, tous deux construits aux frais de Dassault puisque l’État ne les avait pas commandé. Pour obtenir le même résultat, il faudrait exporter des millions de Renault 5.
P.M. Et sur le plan technique ?
Clostermann. C’est grâce à des gens comme Dassault que la France est prise au sérieux. Les Français oublient que 15 ans après son premier vol, le Mirage IV est, par son rapport poids – puissance – performance, le plus brillant avion militaire occidental. À l’étranger, tout le monde le sait. De même, pour le Falcon 50 dont la voilure super critique a été dessinée par l’ordinateur : les Américains admettent que les ingénieurs de chez Dassault maîtrisent parfaitement cette technique. L’ordinateur, après tout, n’est qu’une auberge espagnole : il vous donne ce que vous y avez mis. C’est pour ce genre de raison que Dassault a reçu la médaille Guggenheim, véritable prix Nobel de la technique aéronautique. Et lorsque, au salon du Bourget, on a lancé le nom de Dassault, 3000 spécialistes lui ont fait une ovation. Plus des deux tiers étaient des étrangers. Je doute qu’un seul chef d’entreprise, avec une aussi petite équipe de collaborateurs, ait autant apporté depuis le début du siècle à l’économie, à la technologie et à l’industrie françaises. Et on oublie les radars, les instruments, les armes, un ensemble qui donne du travail à 100 000 personnes hautement qualifiées.
P.M. Une commission d’enquête parlementaire sur l’utilisation des fonds publics par les entreprises de construction aéronautique a remis récemment un rapport de 600 pages. Quatorze députés se sont réunis pendant soixante et onze heures et vingt-trois séances. Il y a eu trente-deux auditions dont celle de Marcel Dassault. Que pensez-vous de ce rapport dont l’Assemblée nationale à autorisé la publication ?
Clostermann. J’y ai relevé quelques erreurs. Je pense qu’il faut rappeler que l’État a placé depuis longtemps un commissaire du gouvernement auprès de chacune de ces sociétés. L’État a tout, et dispose même de documents auxquels nous n’avons pas toujours accès. L’État contrôle tout… Alors, que veut-il de plus ? C’est incompréhensible. Mais ce qui est certain, c’est que le jour où Marcel Dassault disparaîtra, ce sera, si vous le permettez, un peu comme pour de Gaulle : tout le monde le regrettera. Je le dis en toute liberté, mais en toute franchise. On aura tout fait pour démolir l’héritage qu’il laisse à la France.
Propos recueillis par Jean des Cars – photo par Michel le Tac.