(Paris Match, 1951)
Chaque soir, dès 8 heures, un grand garçon de trente et un ans, à l’allure sportive et au courts cheveux noirs, s’engouffre, vêtue de tweed, dans une souple Jaguar noire et, de gros bourgs en gros bourgs, de village en village, accomplit ainsi depuis un mois ce qu’il appelle son tour de la Marne. Cet athlète nerveux et bondissant, insatiable d’action et de meetings, qui, de préau d’école en préau d’école ou de mairie en mairie, va prêcher ce qu’il appelle « la bonne parole » politique, c’est Pierre Clostermann, enfant chéri du R.P.F., authentique héros de l’aviation de chasse, couvert de médailles autant que de blessures et best-seller de la littérature française depuis la Libération.
Tandis que son premier livre, Le Grand Cirque, édité par Flammarion en 1948, atteignait, ces dernières semaines, l’exceptionnel tirage mondial de 800.000 exemplaires, les lecteurs français s’arrachaient les 140.000 exemplaires constituant la première édition de son second ouvrage : Feux du Ciel. À ce palmarès de guerre et de librairie s’ajoute un autre record. C’est un record de jeunesse, Pierre Clostermann, député U.D.S.R. « gaullisant » du Bas-Rhin, est, en effet, le plus jeune parlementaire de France.
A présent, il a achevé de faire le saut idéologique qui le séparait du « patron », et c’est sous l’étiquette de R.P.F. qui se présentera aux élections législatives du 17 juin, dans le département de la Marne. Le Général Koenig tâchera de prendre sa succession en Alsace. Clostermann, lui, a choisi la Champagne pour des raisons purement personnelles : son beau-père, M. Renaudat, un des plus grands charpentiers métallurgistes du Nord-Est de la France, y habite, à Saint-Thierry, (à 9 km de Reims) un château dont Pierre Clostermann a fait tout ensemble sa maison, son quartier général politique et sa centrale intellectuelle.
A voir Clostermann, il est difficile de ne pas songer aux héros de tragédie. Du Rodrigue de Corneille, il a la fougue, l’enthousiasme et l’ambition juvéniles. Et comme Rodrigue, il ne refuse pas le duel. Au contraire, il le provoque presque. En 1946, lors de la rentrée des Chambres, quelques semaines après les élections, Clostermann, qui n’avait pas encore fait son apprentissage de la tribune, s’empêtra dans ses phrases au cours d’une intervention orageuse. Le président Herriot fit une allusion directe à ses balbutiements mal venus. Clostermann, vexé, voulu lui envoyer ses témoins. On l’en empêcha de justesse. Mais il y eut pire. En 1948, au moment des accords de Londres, le Rodrigue alsacien, qui avait pris de l’assurance, accrocha Bidault « très sec ». Alfred Coste-Floret crut bon de voler au secours de son collègue M.R.P. et fit une interruption que l’ex-pilote de chasse trouva déplacée. S’adressant à Clostermann, il dit, en substance :
– Vous auriez mieux fait d’y rester, à Londres, vous !
Clostermann bondit, poings serrés. Des camarades de son groupe eurent toutes les peines du monde à arrêter son élan. Mais, la séance levée, Pierre se posta dans le tambour de la buvette de la Chambre et, quand Alfred Coste-Floret passa, il lui sauta à la gorge, dans une détente de chien-loup.
– Je ne suis pas Alfred, je suis Paul ! s’écria la victime, épouvantée.
Survint Maurice Schumann qui avait connu Pierre à Londres et qui le sermonna violemment :
– Enfin, tu es fou !… Tu es irresponsable. En tout cas, tu te tiens très mal.
– Tais-toi, hurla Clostermann. J’attends Alfred…
– Mais il vient de passer, répondit Schumann.
De rage, Clostermann arracha les trois boutons de sa veste.
Clostermann est le type d’aventurier moderne dont chaque action est à la mesure de notre temps. Il a, au physique, l’aspect d’un personnage de Malraux, romancier d’avant-garde et remueur d’idées du R. P. F. Comme les personnages de Malraux, il ne tient pas en place, il est dévoré de tics et il souffre, à l’état chronique, d’un mal obsédant : le mal du héros. Du héros, il a tous les emportements systématiques. Ces sortes de gens ne sont pas toujours à leur place dans la peau d’un député. Voilà pourquoi Clostermann, en cinq ans, a acquis une nouvelle solide réputation : celle d’enfant terrible de la Chambre. En 1947, il interpella violemment Laurent Casanova, alors ministre communiste des Prisonniers et Déportés, sur les travailleurs alsaciens séquestrés en U.R.S.S. Casanova lui répondit par une moue de dédain. Pierre saisit son verre d’eau à pleine main et, malgré la supplique du président Herriot, le lança dans la direction du ministre. Au passage, le projectile accrocha Michel Clemenceau qui en fut quitte pour une bonne douche capillaire. Quelques jours plus tard, Clostermann promettait une « fessée retentissante » à Villon, député stalinien de l’Allier.
Clostermann l’avoue lui-même : il a fait de la politique par accident. Sa gloire militaire lui donnait, comme par force, un second cheval de bataille. Il l’enfourcha, malgré lui. Au sein du R. P. F., Il fait figure de mauvais élève, de dernier de la classe. Mais on lui pardonne, la jeunesse étant une excuse. Quand on lui reproche de ne jamais aller aux réunions de la rue de Solférino, Clostermann réplique :
– Mieux vaut discuter avec le Bon Dieu qu’avec ses saints.
Le Bon Dieu, c’est le général De Gaulle. 80 km seulement séparent Saint-Thierry de Colombey-les-Deux-Églises. Clostermann en profite : il fonce en Jaguar. À son tour, le général est venu à plusieurs reprises au « château » de Saint-Thierry. Au cours d’un déjeuner dominical, le beau-père de Pierre, M. Renaudat, créa l’ambiance en tirant à boulets rouges sur la politique. Le général, fort courtois et de très bonne humeur, répliqua par cette maxime : « le jeu des idées est le tremplin sur lequel les hommes prennent leur élan. »
Pierre Clostermann descend d’une famille d’Alsaciens de la plus pure souche, qui furent expulsés en 1911. Son père, diplomate, devint consul général à Rio, puis il occupa ce poste dans différentes grandes villes du Brésil. Pierre devait naître en France. Sa mère devait prendre le paquebot Principessa Mafalda, afin de mettre son fils au monde dans une clinique parisienne, lorsque le navire, au voyage précédent, coula entre Buenos-Ayres et Santos.
Ce fut une tragédie pathétique, tenant des drames de Jules Verne : les trois cents passagers furent dévorés par les requins. Le jeune Clostermann ne put faire autrement que de naître dans une élégante ville d’eau : Curitiba. Il vint à Paris pour faire ses études, à Notre-Dame de Boulogne, à Auteuil. Il était âgé de quinze ans, quand Bruno Mussolini, le fils du Duce, traversa l’Atlantique en avion et publia dans les journaux du Brésil un article triomphant. Pierre, furieux, envoya une réponse anonyme au Correio de Mañha, réfutant la documentation technique par laquelle Bruno Mussolini légitimait sa victoire. Le fils du Duce, piqué au vif, demanda à faire la connaissance de l’auteur de l’article. Sidéré, il vit arriver un étudiant en culotte courte, bronzé comme un maître nageur et sûr de lui comme un jeune hidalgo. La polémique se poursuivit, féroce, durant six mois.
Désormais, « le mal du ciel », « la typhoïde des ailes », cette fièvre brûlante et sans limite comme l’espace céleste lui-même, devait l’obséder sans cesse, faisant fermenter son esprit, gonflant son cœur, amplifiant ses réflexes, par anticipation.
Quand la guerre éclate, Clostermann se trouve en Californie, à San Diego. Auparavant, il s’est fait inscrire en France pour le concours de l’école de l’Air de Salon, qui doit avoir lieu en juillet 1940. Mais Pierre est de la race de ceux qui n’attendent pas : il met le cap sur Londres aussitôt après le 18 juin, s’engage dans les F.A. F. L (Forces Aériennes de la France Libre). C’est là qu’au cours des trois années de combat avec son unité, la 83e division aérienne, la plus téméraire, la plus casse-cou et peut-être la plus inspirée de cette guerre, il s’offre, à peine sorti de l’adolescence, le luxe d’être trois fois recordman. Recordman des missions de chasse : 420. Recordman des heures de vol : 2.500. Recordman des avions allemands descendus : 33 appareils. Clostermann a une devise mystique : c’est la devise des aviateurs, des hommes qui sont un peu plus que des hommes et beaucoup moins que des dieux, ces hommes dont Saint-Exupéry a pris, une fois pour toutes, la vraie température humaine. Cette devise : « Un aviateur tué ne meurt pas », suit partout le jeune héros.
Une fois, une balle lui frôle le cœur. Une autre, une rafale de mitraillette effleure son visage, tirée de biais. Une autre fois encore, en avril 1945, au sud de Hambourg, le capitaine Clostermann, commandant son groupe de chasse, aperçoit un avion allemand isolé. Il prévient ses camarades :
– Laissez-le moi, c’est du gâteau !
Mais le Messerschmitt à croix gammée noire pirouette, virevolte, fonce comme un taon sur l’appareil de Clostermann qui, touché, se pose en catastrophe dans un champ, écrasant le ventre de son Spitfire. Quand il rentre à la base, à pied, fourbu, épuisé, il est accueilli par un immense éclat de rire goguenard. En langage d’aviateur, une telle anecdote s’appelle : un petit souvenir. La mémoire de Pierre en fourmille. Le Grand Cirque, ce livre énorme et tourbillonnant, en craque à chaque page. Ce sont là les exploits personnels de Pierre Clostermann. Dans Feux du Ciel, par contre, il ne parle que des autres, de tous ses camarades connus et inconnus. Le ton, précis, direct et chaleureux, atteint parfois des sommets épiques d’une grandeur vertigineuse.
Il est écrit quelque part dans l’Évangile que chaque héros trouve un jour sa récompense. Un jour du printemps 1946, Pierre suivit son oncle, M. Aubry, riche entrepreneur de travaux publics, dans une tournée champenoise. M. Aubry s’arrêta chez son ami, M. Renaudat, avec lequel, en 1937, il avait construit le palais de l’Air, à l’Exposition coloniale. Ont prit le thé dans le salon du grand château de Saint-Thierry. Ce thé, Mlle Jacqueline Renaudat le servit. C’était une jeune fille brune et charmante, une sorte de beau chardon civilisé et épanoui. Pierre Clostermann s’éprit d’elle et, pour ses seize ans, l’épousa. Depuis, conclut le héros moderne, c’est le bonheur.
Yves SALGUES